LES LETTRES
1
— Désolé de vous déranger encore, Mrs. Haymes !
— Ne vous excusez pas ! répondit Phillipa d’un ton glacé. Ça n’a aucune importance.
— Voulez-vous que nous entrions dans la bibliothèque ? Je ne vous retiendrai pas longtemps, mais il vaut peut-être mieux qu’on ne nous entende pas.
— Quelle importance ?
— Pour moi, aucune. Pour vous, c’est différent !
— Ce qui signifie, inspecteur ?
— Je crois, Mrs. Haymes, que vous m’avez dit que votre mari avait été tué en Italie ?
— Et alors ?
— N’aurait-il pas été plus simple de m’avouer qu’il avait déserté ?
Elle devint toute blanche.
— Après ?
— Après ?
— Oui, qu’allez-vous faire ? Vous allez révéler la vérité à tout le monde ? Pensez-vous que ce soit nécessaire et êtes-vous sûr que vous en ayez honnêtement le droit ?
— Personne n’est au courant ?
— Ici, non. Harry, mon fils, ne sait rien. Je ne veux pas qu’il sache. Jamais !
— C’est un gros risque que vous prenez là, Mrs. Haymes. Quand l’enfant sera en âge de comprendre, révélez-lui la vérité ! S’il venait à la découvrir seul, un jour, ce serait pour lui un coup terrible. Si vous lui racontez que son père est mort en héros...
— Je ne lui raconte rien de tel. Je me contente de ne pas parler de son père. Je dis qu’il est mort à la guerre, un point, c’est tout... Et, pour nous, c’est bien ça ! Il est mort.
— Ce qui n’empêche qu’il vit ?
— Peut-être. Comment le saurais-je ?
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
Très vite, elle répondit :
— Il y a des années !
— Vous en êtes bien sûre ?
— Que voulez-vous insinuer ?
— Je n’ai jamais tenu pour très vraisemblable que vous ayez rencontré Rudi Scherz dans le pavillon, mais Mitzi était très affirmative et j’ai idée, Mrs. Haymes, qu’il est très possible que, ce matin-là, vous ayez rencontré votre mari.
— Je ne suis pas allée au pavillon !
— Il avait peut-être besoin d’argent. Vous lui en avez procuré un peu ?
— Je vous répète que je ne suis pas allée au pavillon !
— Les déserteurs mènent une vie difficile. Il leur arrive de commettre des cambriolages... Des « hold-up »... Et c’est souvent qu’ils se servent d’armes étrangères, qu’ils avaient sur le Continent et qu’ils ont conservées.
— J’ignore ce qu’est devenu mon mari. Il y a des années que je ne l’ai vu.
— C’est votre dernier mot ? Mrs. Haymes ?
— Je n’ai rien à ajouter.
2
Craddock quitta Phillipa d’assez mauvaise humeur. Cette femme était têtue comme une mule. Elle mentait, il en était sûr, mais il n’avait pu venir à bout de ses dénégations obstinées.
Il aurait bien voulu en apprendre plus long sur l’ex-capitaine Haymes. Il ne possédait sur lui que de maigres renseignements. Des états de service peu reluisants, mais rien qui donnât à penser qu’il deviendrait un criminel.
Au surplus, Haymes n’avait pu huiler la porte. Pour faire cela, il fallait vivre dans la maison ou y avoir accès.
Craddock était au pied de l’escalier, réfléchissant, quand une question se présenta à son esprit : qu’est-ce que Julia était allée faire au grenier ?
Deux minutes plus tard, l’inspecteur était au grenier. Il y avait là tout un assortiment de vieilles malles, des valises hors d’âge, des meubles abîmés, une lampe en porcelaine cassée, des pièces dépareillées d’un service de table, etc.
Il souleva le couvercle d’une malle. Elle contenait des vêtements de femme. Des robes d’honnête tissu, mais démodées, ayant probablement appartenu à miss Blacklock ou à sa sœur qui était morte. Une autre malle était pleine de vieux rideaux.
Craddock avisa un portefeuille, bourré de lettres et de papiers jaunis par le temps. Les initiales gravées dans le cuir — C. L. B. — indiquaient que l’objet avait appartenu à Charlotte, la sœur de Letitia.
Craddock déplia une première lettre et lut :
Ma chère Charlotte,
Belle se sentait assez bien, hier, pour une partie de campagne. R. G. s’est, lui aussi, octroyé un jour de congé. Les Asvogel grimpent et R. G. est ravi. Les parts préférentielles sont demandées.
Sans lire le reste, il alla à la signature.
Ta sœur qui t’aime,
Letitia.
Il prit une autre lettre.
Je serais si heureuse, ma chère Charlotte, si tu te décidais à voir les gens ! Sais-tu que tu exagères ? Ce n’est pas si terrible que tu te l’imagines et, à dire le vrai, personne ne fait attention à ces choses-là ! On n’est pas défiguré pour si peu !
Ces lettres, pleines de tendresse et d’affection, confirmaient les propos de Belle Gœdler qui lui avait dit que Charlotte Blacklock était une infirme et que Letitia avait fini par renoncer aux affaires pour s’occuper d’elle. Les lettres de Letitia contaient par le menu sa vie de tous les jours. Quelques-unes contenaient des photos d’amateur.
Et, brusquement, l’inspecteur se dit que ces lettres lui apportaient peut-être la clef du mystère. Letitia Blacklock avait évidemment oublié la plupart de ces choses qu’elle avait écrites et qui donnaient du passé une image si fidèle et si exacte. Une phrase pouvait le mettre sur la bonne piste. Quant aux photos, peut-être y en avait-il une où il trouverait une image de Sonia Gœdler.
Craddock remit les lettres dans le portefeuille, le ferma, le plaça sous son bras et s’en fut vers l’escalier. Descendant les marches, il aperçut miss Blacklock, debout sur le palier du premier étage. Elle le regardait, l’air fort surpris.
— C’est vous qui étiez au grenier ? J’avais entendu marcher et je me demandais...
— Miss Blacklock, j’ai trouvé là-haut des lettres que vous avez écrites à votre sœur Charlotte, il y a bien des années. Voulez-vous m’autoriser à les emporter ? Je désirerais les lire.
Elle rougit.
— Vous croyez que c’est nécessaire ? Elles ne peuvent vous être d’aucune utilité.
— Elles pourraient me donner une idée assez exacte de Sonia Gœdler... J’y découvrirai peut-être une allusion qui me guidera... Une phrase peut suffire...
— Mais ce sont des lettres intimes !
— Je ne l’ignore pas.
— J’imagine que, de toute façon, vous les emporterez... Vous en avez le droit, je présume. Par conséquent, prenez-les ! Mais je doute qu’elles vous apprennent grand-chose sur Sonia. Elle s’est mariée et elle a quitté l’Angleterre un an ou deux après que j’eus commencé à travailler avec Randall Gœdler...
— Peut-être, répondit Craddock. Mais nous ne devons rien négliger. N’oubliez pas, miss Blacklock, que l’assassin reste dangereux !
Elle se mordit les lèvres.
— Je sais... Prenez-les donc !... Et, ensuite, brûlez-les ! Elles ne représentaient quelque chose que pour Charlotte et pour moi. Maintenant, c’est le passé ! Un passé dont nul ne se souvient plus !
Sa main taquinait le collier de fausses perles qu’elle avait autour du cou. Craddock se dit que c’était décidément un singulier bijou à porter avec un ensemble de tweed.
Une dernière fois, elle répéta :
— Prenez-les !
3
Dans l’après-midi, Craddock se rendit au presbytère.
Le temps était gris et le vent soufflait en rafales. Miss Marple, son fauteuil tout près de la cheminée, faisait du tricot. Bunch, à quatre pattes sur le plancher, coupait un patron.
— Je ne sais si je n’abuse pas un peu de la confiance qu’on a bien voulu m’accorder, dit Craddock, mais j’aimerais, miss Marple, que vous preniez connaissance d’une lettre que j’ai apportée.
Après avoir conté sa découverte au grenier, il ajouta :
— Ces lettres sont fort touchantes, miss Blacklock tenait sa sœur au courant de tout, vraisemblablement pour l’obliger à conserver quelque intérêt pour l’existence. Elles donnent une image assez précise du père, le vieux Dr Blacklock. Une tête de cochon, il faut bien le dire ! Persuadé qu’il ne pouvait se tromper et qu’il avait toujours raison. Son entêtement a dû coûter la vie à des centaines de malades. Il était résolument et systématiquement hostile à toutes les idées modernes, à toutes les nouvelles méthodes de traitement...
Craddock lui tendait la lettre à laquelle il avait fait allusion.
— J’aimerais que vous la lisiez, parce que je crois que vous êtes plus apte que moi-même à comprendre cette génération.
Miss Marple prit la lettre et la déplia.
Ma bien chère Charlotte,
Je ne t’ai pas écrit depuis quarante-huit heures, parce que nous avons eu de terribles complications domestiques. La sœur de Randall, Sonia – tu te souviens d’elle. Sonia, donc, nous a annoncé son intention d’épouser un certain Dmitri Stamfordis. Je ne l’ai vu qu’une fois : très séduisant, mais ne m’inspire pas confiance. R. G. ne peut pas le voir et le tient pour un escroc. Louise est furieuse.
Je continue à aller au bureau, et je suis contente car R. G. me laisse les mains libres. « Dieu merci m’a-t-il dit hier, il reste encore sur terre une femme qui a du bon sens. » Heureusement pour lui, parce que par moments, il navigue en Bourse de façon dangereuse, sans s’en rendre compte. Pour lui, n’est malhonnête que ce qui va directement contre la loi.
Toute cette histoire de Sonia, Belle se refuse à la prendre au sérieux. Elle ne comprend pas qu’on s’agite. « Sonia a de l’argent, dit-elle, et je ne vois pas pourquoi elle n’épouserait pas cet homme, puisque ça lui fait plaisir. » Je lui ai fait observer que ce pouvait être une terrible erreur. Elle m’a répliqué que ce n’était jamais une erreur que d’épouser un homme dont on a envie, même si on doit le regretter par la suite. Et elle a ajouté : « Ce qui l’empêche de se fâcher avec Randall, c’est sans doute l’argent. Sonia aime beaucoup l’argent. »
C’est à peu près tout. Comment va papa ? As-tu vu des gens ? Il ne faut pas te laisser aller, ma chérie.
Sonia se rappelle à ton bon souvenir. Elle vient d’arriver et ses mains ne cessent de s’ouvrir et de se refermer. On dirait d’un chat qui fait ses griffes. Il est probable qu’elle a encore eu une discussion violente avec R. G. Il faut reconnaître qu’elle peut être exaspérante.
Mille et mille baisers, et du courage ! Ce traitement par l’iodine peut tout changer. Je me suis renseignée et il semble vraiment qu’il donne de très bons résultats.
Ta sœur affectionnée,
Letitia.
Miss Marple plia la lettre et la rendit à Craddock.
— Alors ? demanda l’inspecteur. Que pensez-vous de tout ça... et quelle image vous faites-vous de Sonia ?
— De Sonia ? Il est bien difficile, vous savez, de se représenter une personne à travers ce qu’une autre raconte d’elle. Elle m’a l’air d’une femme qui savait ce qu’elle voulait. Il ne semble pas que ça nous avance beaucoup dans le problème qui nous occupe...
— A propos, vous savez que nous ignorons toujours d’où venait le revolver. La seule certitude, c’est qu’il n’appartenait pas à Rudi Scherz. Si je connaissais les gens qui, à Chipping Cleghorn, possédaient un revolver...
— Le colonel Easterbrook en avait un, remarqua Bunch. Il le mettait dans le tiroir où il rangeait ses faux cols...
— Comment le savez-vous, Mrs. Harmon ?
— C’est Mrs. Butt qui me l’a confié. Je l’emploie deux fois par semaine.
— Il y a longtemps de ça ?
— Au moins six mois !
Craddock, après quelques secondes de réflexion, reprit :
— Évidemment, le colonel s’est rendu à Little Paddocks un après-midi où il n’y avait personne dans la maison et il aurait fort bien pu huiler cette fameuse porte. Mais il avait pourtant une raison de venir : il apportait un livre. Tandis que miss Hinchliffe...
Miss Marple toussa discrètement.
— Il faut tenir compte de l’époque que nous vivons, inspecteur !
Craddock, qui ne comprenait pas, tourna vers la vieille demoiselle un regard qui interrogeait. Elle sourit.
— N’oubliez pas, inspecteur, que vous êtes de la police ! Les gens ne peuvent tout de même pas tout vous dire !
—Et pourquoi donc ? S’ils ne sont pas des criminels, s’ils n’ont rien à se reprocher...
— Dans le cas de miss Hinchliffe, précisa Bunch, c’est une question de beurre, de grain pour les poules, de crème... et peut-être de jambon.
Craddock comprenait de moins en moins.
— Je vais vous éclairer, proposa miss Marple. Il y a, par ici, quelques fermes qui font du beurre, le jeudi. Tout le monde en a un petit peu, mais c’est miss Hinchliffe qui fait la collecte. Elle est très bien avec les fermiers. On fait un peu de troc... C’est bien excusable par le temps qui court, mais miss Hinchliffe ne pouvait pas aller vous dire ça, parce que ce n’est pas légal, n’est-ce pas ? Il est très probable que, si elle est entrée à Little Paddocks, un jour où il n’y avait personne, c’était pour y porter du beurre, et qu’elle l’a déposé à sa place habituelle, dans le grand coffre à farine où il n’y a jamais de farine.
Craddock poussa un soupir.
— Une chance, vraiment, que je sois venu vous voir !
Miss Marple sourit.
— Que voulez-vous, la vie est devenue si compliquée, avec toutes les lois ridicules que nous avons maintenant !
L’inspecteur restait soucieux.
— Tout s’explique, bien sûr, tout est normal ! Et tout ça n’empêche que deux personnes ont été assassinées et qu’une troisième peut l’être demain ! Et où chercher ? Je n’ai aucune indication. Pour le moment, je laisse Pip et Emma de côté et je ne m’occupe que de Sonia. Il y avait bien quelques photos avec ces lettres, mais il ne m’a pas semblé qu’aucune pût être la sienne.
— Vous en êtes sûr ? Savez-vous comment elle était ?
— C’était une petite brune, d’après miss Blacklock.
— Ah ! oui ? Très intéressant...
— Sur une des photos, j’ai bien vu une grande jeune fille dont les traits me rappelaient vaguement quelque chose, mais ce ne pouvait être Sonia. Quand elle était jeune fille, croyez-vous que Mrs. Swettenham était brune ?
— Elle ne devait certainement pas être très brune : elle a les yeux bleus.
— J’espérais qu’il y aurait, dans le nombre, une photo de Dmitri Stamfordis, mais il faut croire que c’était trop demander...
Reprenant la lettre qu’il avait apportée, Craddock ajouta :
— Enfin !... Je regrette, miss Marple, que ce texte ne vous suggère rien.
Elle protesta.
— Mais il me suggère des tas de choses ! Relisez-le, inspecteur.
Dans le vestibule, la sonnerie du téléphone se déclencha.
Bunch courut à l’appareil et revint presque aussitôt.
— C’est pour vous, inspecteur.
Surpris, Craddock alla prendre la communication. En sortant de la pièce, il prit soin de fermer la porte derrière lui. Rydesdale était au bout du fil.
— C’est vous, Craddock ? J’ai lu votre rapport avec soin. Je vois que Phillipa Haymes vous a déclaré qu’elle n’avait pas revu son mari depuis sa désertion.
— C’est exact, monsieur. Elle est formelle là-dessus, mais j’ai l’impression qu’elle ne dit pas la vérité.
— C’est aussi mon avis. Vous souvenez-vous de ce type qui s’est fait écraser par un camion, il y a une dizaine de jours, et qu’on a transporté à l’hôpital avec de multiples fractures du bassin ?
— L’homme qui avait retiré un gosse de dessous les roues du camion ?
— C’est cela. Il n’avait sur lui aucun papier et personne n’avait pu donner le moindre renseignement sur son identité. Il est mort la nuit dernière, sans avoir repris connaissance, mais nous savons maintenant qui il était : un déserteur : Roland Haymes, autrefois capitaine aux South Loamshires.
— Le mari de Phillipa Haymes ?
— Oui. Il avait sur lui un billet, prouvant qu’il était allé à Chipping Cleghorn par le car, et on a trouvé dans ses poches une somme, ma foi, assez rondelette.
— Qui, vraisemblablement, lui avait été remise par sa femme ? J’ai toujours pensé que c’était lui l’homme que Mitzi avait entendu parler dans le pavillon... Mais l’accident est antérieur au...
Rydesdale ne donna pas à Craddock le temps d’achever.
— Oui. Haymes a été conduit au Milchester General Hospital, le 28. Le « hold-up » est du 29. Il n’est donc pour rien dans l’affaire. Mais sa femme, ne sachant rien de l’accident, peut parfaitement avoir cru qu’il était dans le coup et c’est peut-être pour cela qu’elle a menti. Après tout, c’était son mari !
Lentement, Craddock constata :
— Le geste était beau.
— Vous parlez de cet enfant auquel il a sauvé la vie ? Rien de plus vrai ! Ce n’est probablement pas par poltronnerie qu’il avait déserté... et, en tout cas, il a eu une mort honorable.
— J’en suis content pour elle... et pour le petit.
— Oui, il n’aura pas trop à rougir de son père... et elle pourra, elle, refaire sa vie.
Après un silence, Rydesdale reprit :
— Puisque vous êtes là-bas, Craddock, apprenez-lui la nouvelle !
— Je n’y manquerai pas, monsieur. J’irai la trouver dès qu’elle sera rentrée à Little Paddocks. Ça va lui donner un coup... Et puis, avant de la voir, il y a quelqu’un à qui j’aimerais dire un mot.